La magie des romans comme L’art de perdre est d’aborder l’Histoire autrement (pas sûre du tout que spontanément je lirais un livre d’histoire sur la guerre d’Algérie et sur le sort réservé aux harkis). Un pan de l’histoire qui, à l’époque où j’usais mes jeans sur les bancs du lycée, était évoqué très rapidement comme d’ailleurs pas mal d’épisodes de l’histoire contemporaine.
Est ce juste une question de programme ou plutôt le signe d’une France pas très à l’aise avec ces algériens sur lesquels elle s’est appuyée pendant la guerre d’Algérie, à qui elle a promis protection et stabilité en France quand l’indépendance de l’Algérie a été déclarée puis qu’elle a parqué dans des camps, dans des minuscules maisonnettes en bois loin de tout regard puis logé dans des barres d’HLM.
Tout cela je l’ai découvert à travers le récit du destin de la famille Zekkar de 1930 à nos jours racontée par Naïma, petite fille de harki, comme l’est Alice Zeniter (ce qui explique sans doute que son propos ne sonne jamais faux comme il ne tombe jamais dans les clichés ni les jugements).
5 raisons de lire L’art de perdre
▼ Parce qu’il est très facile, les fesses sur son siège, dans son confort quotidien, de se dire, par rapport à telle ou telle situation, qu’on aurait fait « le bon choix ». Ce roman montre à travers le personnage d’Ali qui a combattu pendant la seconde guerre mondiale et en est revenu si traumatisé qu’il ne peut pas en parler que la réalité est beaucoup plus complexe, sans frontières nettes entre les bons et les méchants.
▼ Parce que l’auteur met une telle force dans sa plume que certaines scènes de L’art de perdre se dessinent sous nos yeux comme des tableaux
Pour Hamid, ce sera différent. Ils n’en parleront jamais. Mais dans la tête du petit garçon, la vision reste. Alger la Blanche. Eblouissante. Prompte à réapparaître dès que l’on parle du pays. Précise et lointaine à la fois, comme une maquette de ville présentée sous vitrine dans un musée. Les ruelles qui découpent les maisons en blocs, l’escalade de la colline par des bâtiments lépreux. Les villas. Notre-Dame d’Afrique qui déguise Alger en Marseille.
Ce sera cette image-là qui s’installera derrière les yeux de Hamid et ressurgira chaque fois que quelqu’un dira « Algérie ». Et c’est pour lui un phénomène étrange car cette ville, il la voit pour la première fois au moment où le bâteau s’en éloigne. Ce n’est pas elle qui devrait représenter le pays perdu. Cette ville, elle n’est pas perdue puisqu’elle n’a jamais été possédée. Pourtant c’est elle qu’il emporte, sans le même le vouloir. Alger se glisse dans ses bagages.
▼Parce que le racisme si décomplexé de nos jours, et qui n’est après tout qu’un concept quand on est blanc aux yeux verts, ici on le touche du doigt, on le vit dans ses habits les plus ordinaires (terrible scène du café ! ) ou insidieuses.
▼ Parce que la dernière partie du roman (même si c’est celle que j’ai le moins aimée ) se recentre sur le personnage de Naïma, fille issue d’un couple mixte. Naïma bouscule toutes les idées qu’on plaque sur « les musulmans » comme si le fait même de les nommer comme un seul groupe avait du sens . Naïma a 30 ans, elle est célibataire, elle couche avec les hommes mais ne s’engage pas avec eux, elle n’est pas pratiquante et quand les attentats ont lieu en France, elle a doublement peur : peur du regard soudain méfiant de ses concitoyens et peur d’être une prochaine victime comme vous et moi.
▼Parce que L’art de perdre dit aussi des choses très justes et fortes sur la place de ces enfants immigrés qui ont souvent le sentiment d’avoir les fesses (décidément) entre deux sièges, sur la construction de l’identité, sur le sentiment pesant de honte et sur la réconciliation avec soi.
L’amour c’est bien, oui, dit Ali à son fils, c’est bon pour le coeur, ça fait vérifier qu’il est là. Mais c’est comme la saison d’été ça passe. Et après il fait froid.
Pourtant il ne peut s’empêcher d’imaginer que ce serait de vivre avec une femme qu’il aimerait comme un adolescent. Dont le sourire le paralyserait à chaque fois. Dont les yeux lui feraient perdre les mots. Michelle, par exemple. C’est plaisant de rêver quelques secondes. Il ignore que pour ses enfants et encore plus pour ses petits-enfants ces quelques secondes de rêve qu’il s’autorise parfois deviendront la norme à partir de laquelle ils jaugeront leur vie sentimentale. Ils voudront que l’amour soit le coeur, la base du mariage, la raison qui pousse à fonder une famille et ils se débattront en tentant d’articuler l’ordre du quotidien et la fulgurance de l’amour sans que l’un des deux n’étouffe ou ne détruise l’autre. Ce sera un combat permanent et souvent perdu mais toujours recommencé.
Et vous, vous avez lu L’art de perdre d’Alice Zeniter ?