Hasard du calendrier ou pas, en cette rentrée 2022, le dernier livre d’Emmanuel Carrère, V13, sur les attentats du 13 novembre est publié alors que sortent au cinéma les films Revoir Paris (porté entre autres avec justesse par Virginie Elfira dans le rôle d’une rescapée amnésique) et Novembre. A la sidération qu’avait provoqué à l’époque cette soirée tragique, a succédé le besoin de comprendre (et moi non plus je ne suis pas d’accord avec Manuel Vals lorsqu’il a déclaré « Comprendre c’est déjà justifier »).
Mais qu’est ce qui a poussé l’écrivain Emmanuel Carrère à s’astreindre à couvrir ce procès qui a duré 9 mois, ce procès où les témoignages des rescapés ou des familles des victimes ont été si marquants et éprouvants, un procès dont les horaires ne permettaient de ne rien faire d’autre ?
Soit Emmanuel Carrère a déjà couvert l’affaire Roman et en a tiré un film. Il a l’attrait des chroniques judiciaires et ce livre est tiré des papiers qui sont parus dans le nouvel Obs toutes les semaines pendant la durée du procès (V13 est plus que ces chroniques mises bout à bout, le livre ayant été augmenté d’un tiers par rapport à ce que l’écrivain a écrit pour le journal).
Une réponse arrive page 144 : « participer au récit collectif ». Emmanuel Carrère y excelle avec son écriture (toujours aussi remarquable), avec la distance nécessaire, sans pathos mais sans tomber dans un ton clinique non plus. On entend souvent qu’un réalisateur de cinéma qui aime ses personnages cela se voit à l’écran. Dans V13, on ressent qu’Emmanuel Carrère aime profondément l’humain dans toute sa complexité et qu’il œuvre à restituer l’autre dans toutes ses nuances comme dans ses romans précédents.
On vit le procès des attentats du 13 novembre à travers la parole des victimes (130 morts et des centaines de blessés) et des accusés (qui parlent peu par ailleurs) mais aussi la parole des experts. Hugo Micheron par exemple apporte un éclairage saisissant sur la montée des attentats, explique pourquoi les prisons ne permettent pas la déradicalisation mais au contraire sont un terrain propice à la radicalisation.
Et puis au delà des faits et des témoignages, Emmanuel Carrère s’interroge et nous interroge, analyse, dissèque et en cela, il est pour moi bien plus qu’un chroniqueur judiciaire.
Les fils ne sont pas responsables des crimes des pères. En sens inverse, c’est moins certain : un enfant qui devient un assassin, on soupçonne sa famille d’y être pour quelque chose. C’est pourquoi on n’a pas seulement demandé des explications mais des comptes à Azdyne Amimour quand il a comparu au procès pour nous éclairer sur le parcours de son fils.
Les victimes on les plaint mais ce sont les coupables dont on cherche à comprendre la personnalité. Ce sont leurs vies qu’on scrute pour repérer l’accro, le point mystérieux où ils ont bifurqué vers le mensonge ou le crime. Au V13, c’est le contraire. Les cinq semaines de témoignages des parties civiles nous ont bouleversés, dévastés et presque quatre mois plus tard ce qui remontent ce sont leur visage mis à nu par la tragédie.
Emmanuel Carrère finit par répondre vraiment à la question de sa présence dans ce tribunal :
Ce qui m’intéresse c’est le long processus historique qui a produit cette mutation pathologique de l’islam.
Si les accusés présents n’ont pas fait de révélation, on comprend en refermant V13 la nécessité vitale de la parole publique pour les victimes et les familles des victimes, celle d’être entendues et celle que la justice soit rendue.
En multipliant les angles pour aborder cette même tragique soirée, le livre en donne aussi une lecture à la fois éclairante et profondément humaine.
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